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Journal de bord : Présentation et réflexions sur Pneuma


Le lieu n'existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le pont soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d'endroits qui peuvent être occupés par une chose ou une autre. Finalement, l'un d'entre eux devient un lieu et cela grâce au pont. Ainsi ce n'est pas le pont qui d'abord prend place en un lieu pour s'y tenir, mais c'est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu1

I/ Le socle théorique et historique

Le lieu de hasard

Parfois, le spectacle sonore, musical, prend chair dans des espaces qui ne sont pas prédestinés à accueillir de tels événements. L'idée de lieux de hasard peut être avancée. Le lieu de hasard, c'est un espace dans lequel on ne s'attend pas à assister à un événement, "c'est une petite surprise, un petit miracle"2. Il propose au passant habitué des lieux une vision différente de son quotidien tandis qu'il emporte le visiteur de passage dans l'inconnu. Ces expériences mettent en branle les codes académiques car chaque site a sa spécificité et « son génie » comme on aime à le dire en architecture. Aussi, parler de la réalisation d’un spectacle – ou d'une performance – sonore dans un lieu de hasard, implique de se situer dans l’histoire des lieux de représentation, qu'ils soient dédiés à la musique ou non.


Tout d'abord, rappelons que les sociétés traditionnelles n’ont pas toujours d’espaces architecturés destinés à la réalisation de leurs rites3. L’environnement immédiat peut devenir « scène » : rivière, arbre, rocher, grotte, tente. Ces rites ne sont que très rarement exportables et dépendent de leur paysage environnant (paysage topographique, culturel, social)4. Ces sociétés traditionnelles utilisent les caractères singuliers de leur environnement5 (réverbération6, échos, formes, parcours, lumière) et tous les membres de la société tiennent un rôle. La différenciation entre « musicien » et « auditeur » est quasi inexistante. Ces principes rompent radicalement avec ceux de notre société contemporaine où les problématiques sociales, politiques, économiques sous-tendent une majeure partie de la création artistique. Cette évolution pourrait s’expliquer – en partie, bien sûr – par une sédentarisation de l’espace de représentation, celui-ci devenant, au cours du temps, l’apanage du politique. De tous temps, le théâtre, lieu de rassemblement du peuple, a été convoité par le pouvoir. Un des exemples les plus saisissants est la scène d’Opéra, qui deviendra un véritable pendant de la scène politique avec des codes de représentation prononcés de chaque côté du rideau7. Aussi, l’évolution des espaces scéniques sera fréquemment confrontée à la problématique de séparation entre l’actif (le comédien, le musicien) et le passif (le spectateur), et les modèles d’architecture – devenus eux-mêmes des signifiants politiques – renforceront cette dissociation, l'Opéra Garnier restant un bon exemple en la matière. Au début du XXe siècle, le contexte du concert conventionnel exaspère un certain nombre d’artistes. Luigi Russolo, dans L’Art des Bruits (1913), ne mâche pas ses mots et brossera la salle de concert comme un vaste dortoir où les spectateurs sont plongés dans une pâmoison stupide et religieuse8.

Sortir du lieu de concert conventionnel

Au milieu du XXe siècle, le concert, le spectacle, va sortir – presque subrepticement – de son écrin, pour partir à la découverte des lieux non prédestinés à la représentation. Boulez, Stockhausen, Xénakis, trouveront dans l’environnement naturel un nouvel espace d’expérimentation. Le compositeur, en sortant de l’espace conventionnel du concert, va ainsi se confronter à de nouvelles problématiques : comment spatialiser la musique, comment créer une dramaturgie musicale autour du lieu, quelles sont les interférences entre son, espace, corps et postures ?

A cette période, on assiste également à une esquisse de débat sur la notion de présence visuelle des musiciens, notamment avec l’arrivée des premiers concerts de musique électroacoustique. Le genre musical Musique concrète initialement fondé par Pierre Schaeffer au début des années cinquante, est très différent des approches de la musique acoustique. Ce courant, d'abord mal compris, ne cherchait pas à remplacer la musique instrumentale. Ce sont deux conceptions de la musique qui ne révèlent pas les mêmes notions perceptives, ni dans leurs fabrications ni même dans leurs réalisations. La musique concrète s’est constitué un vocabulaire spécifique lié à une certaine fabrication du sonore, notamment à l’aide de nouveaux outils techniques.

Aussi, ce type de diffusion a redéfini son rapport au public, a "créé" une nouvelle situation d’écoute et de relation à l’objet sonore :


L’expérience acousmatique : le mot rare d’acousmatique désignait aussi en grec une secte de disciples de Pythagore qui suivaient, dit-on, un enseignement où le maître leur parlait en se cachant derrière une tenture. Ceci afin d’éviter de distraire leur attention par la vision du son9.

Ainsi il ne serait pas nécessaire de voir l’orchestre jouer devant nous. En ne voyant plus les sources sonores, notre perception de l’espace s’en trouve modifiée, notre attention se focalisant sur notre imagination, nos sensations. Les relations entre musique, auditeurs et lieu d’écoute se transforment, développant une nouvelle expérience, axée sur le son et son parcours spatial.

Pour prendre un exemple presque opposé, l’œuvre Momente (1964) du compositeur Stockhausen est une pièce où les interprètes dialoguent directement entre eux, parfois avec des sons ou en s’adressant les uns aux autres de vive voix. La musique est exprimée à l’aide d’acteurs-musiciens qui s’adressent aussi directement au public en prenant la relève des applaudissements au début du concert lors de la fin d’arrivée sur scène du chef d’orchestre. Ainsi le concert commence petit à petit par une structure préétablie de mise en musique des applaudissements :


Un musicien qui joue sur scène se soucie de son instrumental. Mais n’est-il pas sur scène un peu comme un acteur ? Pourquoi ne redeviendrait-il pas un acteur lui aussi ? Ne serait-ce que pour se distancer de la pratique traditionnelle ?10

Quand certains compositeurs de la deuxième moitié du XXe siècle décident de réécrire la dualité musiciens/auditeurs, ils procèdent de façon radicale.

En 1958 Gruppen (K. Stockhausen) est présenté sous cette forme : trois groupes de musiciens, constitués d’environ une trentaine de personnes chacun, sont disposés de manière à former, dans la salle, un triangle. Ces groupes adoptent tous une forme rectangulaire. Le public est situé au milieu et à égale distance de chaque groupe de musiciens.

Cette géométrie traduit en terme d’espace les principes structurels du Moment-form (libres relations entre des complexes musicaux autonomes) développés par le compositeur. Cette œuvre ne peut être jouée que dans une salle complètement vide. Grâce à cette géométrie, le compositeur écrit lui-même son espace musical ainsi que l’emplacement de son public. Il s’approprie l’espace à sa façon pour inventer une théâtralisation du concert.

Dans Spiral (version adaptée aux grottes de Jeita, au Liban en 1969) Stockhausen a littéralement joué avec les caractéristiques visuelles et acoustiques du lieu. A partir de l’entrée, on marche pendant vingt minutes le long d’une allée de béton – dessinée par un architecte libanais. Le sentier arpente entre les stalagmites et les stalactites, avec pour accompagnement la pièce musicale, diffusée par 180 hauts parleurs cachés sous les rochers. Ici, le compositeur a adapté son œuvre au lieu :

Chaque soir 1200 personnes étaient présentes : chacun se faisait silencieux […] Les musiciens étaient éclairés par les projecteurs, et le reste était dans le noir. Tout au fond du trou, sous la plate forme, à cent mètres de profondeur, il y avait une échancrure dans la roche, où l’on voyait une rivière souterraine, éclairée par des spots. La musique qui était faite dans ces grottes tenait à la fois de la préhistoire et de la science fiction. […] Le public était transporté. Les gens croyaient entendre la musique de l’Atlantide ou une étoile éloignée. Ils regardaient les musiciens comme s’ils étaient les fantômes d’un quelconque rêve délirant11.

L'ensemble de ces démarches repose sur la faculté perceptive d'extraire une forme ou un objet par une analyse de la cohérence spatiale (statique ou dynamique) des différents événements sonores. Ce même mécanisme permet de préserver l'intelligibilité d'une conversation, même en présence de conversations croisées, si l'on peut se concentrer perceptivement (visuellement) sur l'interlocuteur choisi. Certains compositeurs, comme Iannis Xenakis dans Terretektorh, ont renversé la proposition en autorisant le public à se placer au sein des instrumentistes de façon à choisir sa perspective d'écoute.

En 1967, toujours dans cette volonté de briser la dualité, John Cage développe, de façon plus prononcée, une série de Happenings dont le premier s’intitulera Music circus : le « spectateur » se promène dans un lieu où des groupes d’instrumentistes, spatialement séparés, jouent des musiques différentes. Cage transforme le concert en une sorte de performance où les instrumentistes exploitent un espace destiné d’habitude à une galerie d’art. La musique sort de son milieu pour être composée pour un lieu existant. Au lieu de penser directement à une configuration nouvelle de cette dualité, le compositeur transforme l’auditeur en un témoin d’une manifestation musicale où les protagonistes révèlent simultanément plusieurs discours dans différents lieux que compose cette galerie. De nouveau, le spectateur est au centre de l’action.

Néanmoins, des expériences, peut-être moins conscientes, mais avec beaucoup d'effet, ont été menées, et ce bien avant les Avant-gardes. Ainsi, en 1837, Berlioz dans son Requiem, composé pour le Dôme des Invalides, dispose à chacun des quatre points cardinaux un groupe de cuivres. L’effet quadriphonique est renforcé par des formules contrapuntiques courtes qui donnent un effet de rotation en spirale. Ainsi l'effet stéréophonique (bien précurseur pour l'époque !) renforce la perceptibilité des différents timbres d’instruments, mais révèle aussi l’espace architectural d’un point de vue acoustique et morphologique. Le public, immergé dans cet effet spatial, est alors très marqué par cette expérience :


L’impression a été foudroyante sur tous les êtres de sentiments et d’habitudes les plus opposés; le curé des Invalides a pleuré à l’autel un quart d’heure après la cérémonie, il m’embrassait à la sacristie en fondant en larmes ; au moment du Jugement Dernier, l’épouvante produite par les cinq orchestres et les huit paires de timbales accompagnant le Tuba Mirum ne peut se peindre ; une des choristes a pris une attaque de nerfs. Vraiment, c’était d’une horrible grandeur12.

Voir ou ne pas voir le musicien, la source sonore, renverse la perception de la musique. Wagner, à Bayreuth, avait travaillé dans ce sens en plaçant l’orchestre dans une fosse. Désormais les compositeurs travaillent consciemment sur cette dépendance visuelle du son. Ils scénographient leurs œuvres, les esthétisent en fonction du lieu. Ces expériences musicales montrent une volonté de sortir du cadre institutionnel du concert traditionnel. Le musicien veut pouvoir expérimenter de nouveaux espaces musicaux et pour cela il franchit la porte de la salle de concert. Châteaux d’eau, gares, souterrains, hélicoptères, forêts, lacs, vont devenir les nouvelles scènes musicales innovantes et contemporaines.

On assiste ici à la confrontation des codes de composition et de mise en scène avec des espaces vierges aux caractéristiques originales. Il faut ici repenser la musique en fonction du lieu. Repenser la relation auditeur-spectateur et la relation au corps sonore. Dans ce type d’expérience, la perception du lieu est modifiée et les corps influencent l’espace. Cette démarche diffère des expériences théâtrales et musicales conventionnelles. Ici, le lieu peut engendrer la représentation. La problématique se pose ainsi : comment le lieu peut-il générer de la composition, et comment les corps (visuels, sonores) déforment-ils notre perception de l’espace ?

Osons une métaphore avec la théorie de la relativité générale d’Einstein : les astres, les corps, modifient les propriétés de l’espace, ce dernier se déformant selon les caractéristiques des corps venant y prendre place 13.

L'apport de l'électroacoustique comme constituante spatiale

Cette succincte incursion dans l'histoire des espaces de représentation étant faite, venons en au domaine de l'électroacoustique.

Utiliser un espace architectural non prédestiné à la représentation, c'est utiliser le potentiel hétérotopique -et donc dramaturgique- du lieu. C'est en quelque sorte, plier la lecture et la topographie du lieu14. Cette pliure passe par plusieurs gestes, gestes qui font appel simultanément aux corps sonores, au corps architectural. La musique électroacoustique joue constamment du corps, de la matière et de l' espace. Dans la mesure ou elle joue des corps sonores, par déviation, on peut aussi dire qu'elle est utopique, au sens Foucaldien; et dans la mesure ou elle représente des espaces imaginaires, des espaces autres, on peut dire qu'elle est une sorte d' hétérotopie15. Aussi, la musique électroacoustique, tout comme l'architecture, le théâtre, est un cadre dans le cadre : elle met en abyme des fragments de réalité16.


La musique électroacoustique, nous l'avons dit, est une véritable musique de l'espace et nombre de ses caractéristiques intrinsèques et extrinsèques font écho à la perception que nous avons de l'espace architectural. D'ailleurs, un architecte, même si il n'a jamais écouté de musique électroacoustique se repère très bien dans la taxonomie et le vocabulaire spatial de l’électroacoustique. Prenons celui proposé par L' espace du son d'Annette Vande Gorne17 (extraits):

écriture de l’espace

écriture spatiale

enveloppement acoustique

figure, figure d’espace

interprète d’espace

mise en perspective

rapproché, plan d’ensemble, plan lointain

transparence

plan

trajectoire

mouvement

plan

enfouissement

aire

contraction

densité

densité spatiale

dilatation

dimension

masse

image de lieu

espace cloisonné

espace composé

espaces croisés

espace d’écoute

espace équilibré

espace externe

espace extrinsèque

espace géométrie

espace illusion

espace imbriqué

espace interne

espace externe

espace interne

espace intrinsèque

espace composé

espace ornemental

espace paysage

etc..

Ces termes, sont autant évocateurs d'espaces réels que d'espaces virtuels. Peut-être pourrait-on juste reprocher à ce travail de ne pas prendre pleine conscience de la « valeur », tout du moins du facteur de l' espace architecturé. En effet, sur l'ensemble de l'ouvrage, comportant 169 pages, l’occurrence du mot « architecture » n’apparaît que … deux fois (dont une seule fois dans le sens entendu) et le mot « espace » et « spatial »... cinquante et une fois. Faut-il y comprendre que le spatial ne concerne pas l'architectural ? Ou faut-il juste en déduire que musique électroacoustique et architecture ne se sont pas encore pleinement rencontrés ?

Néanmoins, si timide soit-elle, une des occurrences du mot architecture fait entrevoir une perspective de réflexion intéressante : “ De cet espace à celui où l’œuvre se donne à entendre, de multiples connexions sont concevables, l’architecture pouvant représenter à cet égard un nouvel élément de dialogue avec la pensée musicale en gestation ”18.

C'est cette « gestation » qui nous intéresse ici.


Dans ce rapprochement entre lieu et musique, la démarche concrète procède par circonvolutions. La fabrication de l'expérience est souvent latente et la mise en place d'une méthodologie s'avère souvent salvatrice. Aussi, afin de proposer un cadre dans le cadre, des outils d'analyse sont nécessaires : étude historique du lieu, relevé cartographique, immersion dans le site, déambulations, écoute active, temps de parole et échange avec les acteurs du lieu, etc.. Tous ces éléments ne servent pas forcément à nourrir directement le projet artistique mais ils esquissent une posture face au lieu, dans le lieu. Ils peuvent également se rapprocher d'un travail sociologique, voire parfois anthropologique19.

II / Le lieu, son histoire, son contexte, ses acteurs, son sens.

Le choix du lieu

Pour mener à bien ce projet, la première démarche à consisté à contacter les services du patrimoine de la ville de Pantin afin d'avoir un panorama des espaces atypiques et des lieux susceptibles d' accueillir une telle démarche.

Sur une liste d'une dizaine de lieux, un grand nombre présentait trop de contraintes : espaces techniques difficiles d'accès, espaces extérieurs, espaces privés nécessitant des autorisations longues à obtenir, etc..

Le premier lieu visité s'est révélé être une rencontre fructueuse avec des envies fortes et partagées : l'école de plein air de la ville de Pantin, considérée comme un fleuron architectural – et malheureusement assez mal connu pour ses qualités - m'a, d'emblée, séduit autant pour ses contraintes que pour ses potentiels.

L' histoire du lieu20

L'école de plein air, ou école Méhul, est un lieu très riche, s'inscrivant dans un contexte architectural et historique original :

« Destinées dans un premier temps à de jeunes pré-tuberculeux, les écoles de plein air s’ouvrent après la Première guerre mondiale à des enfants atteints de déficience physique, parfois même mentale, et habitant des quartiers défavorisés. Pédagogues, médecins et architectes s’associent pour concevoir un cadre spécifique alliant pédagogie et soins. Solution moins onéreuse que la construction de préventoriums, les écoles de plein air bénéficient de subventions de l’Office public d’hygiène sociale (l’OPHS) et de l’Etat. L’emplacement du terrain est choisi avec précaution et l’école ne peut y être implantée qu’avec l’accord de l’OPHS : il doit être accessible du centre-ville, éloigné des usines, surélevé et bien aéré. L’école de plein air de Suresnes, conçue de 1934 à 1935 par les architectes Eugène Beaudoin et Marcel Lods, en est le plus bel exemple. Deux écoles de plein air sont installées en Seine-Saint-Denis. La première, celle de Bagnolet, est implantée sur un terrain de 3000 m2 planté d’arbres, entre l’ancienne rue de la Noue et la rue Karl-Marx à l’un des endroits les plus élevés des buttes de Bagnolet (110 mètres). Les enfants sont accueillis dès 1925 dans une tente-abri puis, en 1929 dans un hangar en bois. L’école de plein air de Bagnolet n’a pas survécu à sa fermeture durant la Seconde Guerre mondiale.Le second de ces établissements s’ouvre à Pantin, 30 rue Méhul. L’école de plein air pantinoise est conçue par l’architecte municipal Florent Nanquette et réalisée en 1932-1933. L’ancien parc de la Seigneurie, sur le plateau de Romainville, est alors reconnu comme suffisamment bien exposé pour accueillir les « malades pulmonaires » et « l’élevage des nourrissons ». L’établissement construit par Nanquette remplace une école de plein air provisoire existant à cet endroit depuis 1923 et peut accueillir 320 élèves. Le projet de Florent Nanquette s’articule autour d’un bâtiment en forme de E, ouvert sur le sud afin de bénéficier d’un ensoleillement maximum. La barre verticale du E abrite les huit classes tandis que les trois barres horizontales contiennent le réfectoire et la cuisine pour l’une, la salle d’exercices et de jeux pour la deuxième, le dortoir et les douches pour la dernière. La cour, protégée du vent par les barres, offre un espace de jeux idéal pour les enfants. Les salles, de plain-pied sur le jardin, s’ouvrent par une grande baie vitrée pouvant se rétracter en sous-sol durant la belle saison. Le système de ventilation intérieur est conçu de manière à éviter toute stagnation. Contrairement à Beaudoin et Lods à Suresnes ou Lurçat à Villejuif, Florent Nanquette ne s’inspire pas du vocabulaire moderne. L’entrée coiffée d’un lourd pignon et la vaste rotonde-préau se rapprochent de l’architecture vernaculaire où la monumentalité des éléments architecturaux marque fermement leur empreinte dans le tissu urbain. Après avoir construit l’école de plein air, Florent Nanquette complète l’ensemble par une cité HBM (1937) au 32 de la rue Méhul. Il a également construit à Pantin la maison de retraite. Architecte réputé à son époque, Nanquette a réalisé le groupe scolaire Virgo Fidelis (1928) et un ensemble d’HBM (1934) à Montreuil-sous-Bois et a conçu de nombreuses autres réalisations en banlieue parisienne. Victime d’un incendie, en 1993, l’intérieur de l’école de plein air de Pantin a été depuis entièrement restructuré. Aujourd’hui école maternelle, l’ancienne école de plein air de la rue Méhul a été classée monument historique en 1997» .21


Les "acteurs" du lieu

Les acteurs de l'école, la directrice, les enseignants, ont été très réceptifs à l'idée de réaliser une expérimentation en lien avec l'histoire et l'architecture du lieu.

Aussi il m'a semblé important d'avoir une approche complète du lieu. Une approche pédagogique et, dans le prolongement des raisons pour lesquelles cette école a été construite, une démarche se rapportant à l'idée d' éducation populaire. Car il est trop rare que les enfants (mais pas que) soient sensibilisés à leur environnement, à l'architecture et au domaine du sonore. J'ai donc très vite proposé qu'en amont de la réalisation du spectacle, des ateliers pédagogiques soient réalisés avec une classe.

Ces ateliers ont été mené en collaboration avec le rectorat sur une classe de grande section (enfants de six ans). Cette démarche avait un double objectif : sensibiliser les enfants au milieu sonore et constituer une sonothèque, matière sonore pour le futur spectacle.

La trame dramaturgique du spectacle s'orientant vers la notion de respiration - l'école ayant été construite pour accueillir des enfants pré-tuberculeux - j'ai proposé aux enfants un travail autour du souffle. Mais il s'est vite avéré compliqué de faire prendre conscience à un enfant de six ans ce qu'est l'air, les poumons, l'acoustique, l'architecture, l'espace... le programme était trop ambitieux. Nous avons donc orienté l'expérimentation vers le jeu : jouer à souffler fort puis doucement, à imiter l'oiseau, les songes, l'air, l'espace, à courir puis écouter sa respiration, à imiter des loups volants... finalement tout cela a constitué un écho à ma lecture du moment : L'air et les songes de Gaston Bachelard... les enfants expérimentaient la pensée de Bachelard... à quelques nuances près...

La construction du scénario

Parallèlement à la mise en place de ces ateliers, et suite à mes nombreuses visites sur site, j'ai développé une recherche autour de la notion de respiration et plus particulièrement du concept de Pneuma : terme grec signifiant souffle, esprit aérien. Dans l’antiquité, certains médecins lui attribuaient la cause de la vie, et par suite, des maladies. Les stoïciens donnaient à Pneuma un principe de nature spirituelle qu’ils considéraient comme un cinquième élément.

Le philosophe Tieleman Teun définit le concept plus précisément :


Le concept central de la physique matérialiste stoïcienne, c’était le souffle (πνεῦμα). A partir d’idées médicales, de la théorie ébauchée par Aristote et des autres Péripatéticiens et peut-être inspirés aussi par des intuitions présocratiques (Anaximene, Diogene d’Apollonie), les Stoïciens ont fait usage de ce concept d’une plus façon plus systématique et plus ample que tous ces prédécesseurs. En principe macrocosmique, le souffle pénètre a travers l’univers entier. Il est le véhicule de Dieu, le principe créateur, la Raison (logos). Étant donné que seuls les corps peuvent agir sur les corps, le souffle doit pénétrer à travers toute la matière pour expliquer les processus du monde physique. C’est le principe actif lié indissolublement au principe passif et matériel. Le souffle explique la cohésion (ἕξις) du cosmos et de tout qu’il contient grâce a la tension, c’est-à-dire aux tendances opposées du froid (air) et du chaud (feu). La cohésion implique que le souffle agit aussi en principe formatif, qui créé ou même coïncide avec les qualités sensibles des choses. Tout l’être se marque par un degré du souffle cosmique: les objets inanimés par cohésion seule (ou souffle cohesive), les plantes par ‘nature’ (ou souffle physique), les animaux (l’homme y compris) par l’âme ou ‘souffle psychique’. L’âme de l’homme grâce à la pureté de sa substance pneumatique se distingue par rationalité, ce qui nous apparente a Dieu . Le concept du souffle est étroitement lie à la notion technique du mélange total.22


En terme de traduction sonore, les intentions pouvaient être riches et nombreuses. En terme de scénographie, une déambulation à travers le lieu semblait adéquat : elle permettrait l'expérience du lieu, de sentir ses contrastes spatiaux et sonores, de « traverser l'espace comme un souffle », ou pour faire écho au propos de Florent Nanquette, l'architecte du bâtiment, faire l'expérience de ces « larges baies buvant l'air à grands traits »23, une expérience somme toute stoïcienne !..

Aussi la démarche a consisté à avoir une approche visuelle et sonore du lieu en multipliant les prises de son et en croquant le site.

De manière globale et méthodologique, les prises de son permettent de procéder à une cartographie sonore du lieu, d'en saisir les singularités, les croquis permettent de sentir les typologies d'espaces, de les mettre en perspective. Il s'agit ici de rassembler de la matière, de s'immerger dans le lieu, d'analyser les espaces.



En terme de dramaturgie, la notion de souffle est centrale et sert de fil d’Ariane, à la fois pour le choix définitif des « comédiens » que pour le choix des matières sonores. Le jeu du jongleur permet de saisir et de donner un sens vibratoire à la matière. Le jongleur symbolise l'enfant, une entité fragile et joueuse, poétique et parfois maladroite, « sur le fil ». Le choix du flûtiste-comédien - outre l'instrument, évocateur du souffle - permet de trouver des contrepoints sonores, des jeux de profondeurs spatiales. Dans le spectacle, il est un personnage un peu austère, symbolique du souffle malade, du malin, à l'instar de cette maladie sournoise, la tuberculose, qui vient s'immiscer dans les alvéoles pulmonaires. Le flûtiste crie, chuinte, se moque, se faufile derrière le public, déstabilise les événements et le développement du cycle, tout en contribuant à sa fabrication.

La construction du spectacle, à ce jour, est pensé comme un grand crescendo, avec des jeux de dilatations/contractions sonores. C'est tout l'espace architectural et sonore qui devient une cage thoracique : micro fissurations, granulations, souffles lointains, éléments très proches, changements d'échelle.



Les trois ballons, membranes sonores symbolisant des respirations suspendues, permettent également une homogénéité sonore avec le flûtiste : éléments low-fi, leur tessiture et leur restitution sonore, monophonique, ne perturbera pas les éléments de musique instrumentale mais permettra de créer un espace sonore relativement homogène. En tout cas c'est l'objectif escompté. Cette homogénéité sera néanmoins rompue en fin de spectacle par une diffusion stéréophonique très large, placée en haut de l'espace du hall. Cette stéréo annoncera le point d'orgue du spectacle, mise en abyme créée avec des sons d'enfants (matière sonore récoltée durant les ateliers pédagogiques). Enfin, ce grand crescendo sera rompue par une action centrale : un enfant viendra interrompre le jeu du jongleur et du flûtiste en soufflant légèrement sur une bougie : évocation d'un temps de recentrement, focalisation sur « l'enfant ». La scénographie sera constituée de grands rouleaux en papier, matière principale du jeu.









NOTES

1HEIDEGGER Martin, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.183

2MELIOR Patrick, architecte et metteur en scène, compagnie Alcyon, interview, Juin 2006

3Au sujet des interdépendances entre musique traditionnelle et environnement géographique, voir plus particulièrement les articles de WINCKEL Fritz, Bulletins du GAM (Groupe d’Acoustique Musicale) n° 11 (réunion du 15 /03/1965) et n° 51

4Voir l'article d'André Schaeffner et plus particulièrement le chapitre Institution du Lieu in : Rituel et Pré-Théâtre, Histoire des spectacles , Encyclopédie de la Pléiade, 1965

5Certaines sociétés traditionnelles ont un rapport très développé avec leur environnement. Les Tuva, par exemple, ajoutent des pierres dans le lit de certaines rivières afin d'en modifier les caractéristiques sonores. Voir LEVIN Théodore, Where Rivers and Mountains Sing: Sound, Music, and Nomadism in Tuva and Beyond, Indiana University Press, 2010

6Entre 1983 et 1985, Iégor Reznikoff et Michel Dauvois parcourent les grottes d'Ariège d'une manière bien originale. Ils étudient les fréquences de résonance des cavités, déambulent en chantant, repèrent les espaces les plus réverbérants, établissent une cartographie sonore des grottes puis la superpose à celle des fresques. Apparaît une très forte correspondance entre les espaces les plus résonants et l'emplacement des éléments picturaux. Iégor Reznikoff et Michel Dauvois proposent une nouvelle discipline qui consisterait à re-découvrir les grottes du paléolithique, par le biais du son... Voir REZNIKOFF Iégor, DAUVOIS Michel. La dimension sonore des grottes ornées In Bulletin de la Société préhistorique française.1988, tome 85, N. 8. pp. 238-246.

7 Ce processus de politisation de l'espace de représentation apparaît avec le théâtre grec où les tribuns étaient aux premiers rangs. Ce système est à son apogée au 18ème siècle, époque ou le Roi est placé au fond de la salle, face à la scène (configuration de l'Opéra Royal de Versailles) et encourage, ou pas, les applaudissement. Bonaparte trouvera, quant à lui, plus judicieux de se placer près du cadre de scène : il fait partie – la symbolique est forte - du spectacle, presque comme l’acteur principal de l’action. On retrouve cette scénarisation du politique dans d'autres cultures, comme dans le théâtre traditionnel Indien, où les privilégiés ont droit aux grandes places assises au premier rang, tandis que le peuple est « derrière, entassé ». Voir FORSYTH Michael, Architecture et musique. L’architecte, le musicien et l’auditeur du 17ème siècle à nos jours, Ed. Pierre Mardaga, 1985

8 RUSSOLO Luigi, L’art des bruits, ed. Allia, réedition 2014, p.16.

9 CHION Michel, Guide des objets sonores, Pierre SCHAEFER et la recherche musicale , INA-GRM, éd.Buchet/Chastel, Paris, 1983 p.19.

10 COTT Jonathan, Conversations avec Stockhausen, editions M&M, 1974

11 Ibid, p.237.

12 www.hberlioz.com/Paris/BPInvalidesF.html

13Cette réflexion est, dans un cadre plus large, à comprendre dans l'évolution phénoménologique de la place de l'humain et de l'objet dans l'espace, car d'Aristote à Heidegger cette perception a évoluée. Cette dernière est particulièrement étudiée dans la mésologie (étude des interactions entre l'humain et le milieu). Aussi, selon Augustin Berque (géographe et orientaliste) la pensée einsteinienne est à rapprocher de celle de Heidegger : l'espace ne précède pas la chose et l’œuvre engendre son propre espace. Elle « spacie » (räumt) à partir de son site.

14Sans rentrer dans le détail, gardons à l'esprit que le lieu cartographiable est différent du lieu existentiel mais qu'ils définissent tous deux la notion même de lieu. BERQUE Augustin, Ecoumène, Belin, 2010

15 FOUCAULT Michel, Le corps utopique, Les hétérotopies, Nouvelles Editions Lignes, 2009. Rappelons au passage que Les hétérotopies a été initialement écrit pour une conférence portant sur « l'espace », et ce dans le cadre du Cercle d'études architecturales (Paris) de 1967.

16« le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres » (Ibid p.29), tout comme la musique acousmatique fait se côtoyer des espaces intrinsèques qui n'ont pas de lien entre eux.

17VANDE GORNE Annette (dir.) L' espace du son, Revue d'esthétique musicale, 2011

18 Citation reprise dans BOSSEUR Jean-Yves : “ Musique, espace et architecture ” in L’Espace : Musique/Philosophie, textes réunis et présentés par Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos, Ed. L’Harmattan, Paris, 1988

19Pour exemple la lecture du Guide de l'enquête de terrain, ouvrage de référence pour les étudiants en sociologie peut donner certaines clés de compréhension d'un site et de ses acteurs, hors le fait que les finalités d'un artiste sonore soient différentes... Ce corpus méthodologique est également enseigné en école d'architecture, notamment pour cerner et analyser les besoins et les demandes d'un maître d'ouvrage. BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l'enquête de terrain, réédition La découverte, 2003

20Voir ANNEXE 5 : Photographies et archives iconographiques du site

21http://www.tourisme93.com/document.php?pagendx=875

22TEUN Tieleman, Les stoïciens sur les tempéraments du corps et de l’âme, ΣΧΟΛΗ Vol. 7. 1, 2013

23Article de NANQUETTE Florent in L'Architecture d'Aujourd'hui, janvier-février 1933, n°1, p,78


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